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L'originalité d'un nouveau paradigme
Un sociologue
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La sociologie politique & morale de Luc Boltanski :
la question des rapports entre l'individuel et le collectif

 

 

 

Une tentative de dépassement des oppositions canoniques des sciences sociales

Comme le note P. Corcuff, les sciences sociales depuis leur début "se débattent avec toute une série de couples de concepts, comme matériel/idéel, objectif/subjectif ou collectif/individuel qui tendent à nous faire voir le monde social de manière dichotomique Or, la répétition et la solidification de ces modes de pensée binaires apparaissent assez ruineuses pour la compréhension et l'explication de phénomènes sociaux complexes. La galaxie constructiviste s'efforce justement de dépasser ces oppositions et de penser ensemble des aspects de la réalité classiquement appréhendés comme antagonistes" (Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies. Constructions de la réalité sociale, Paris, Nathan, 1995, p. 8). On peut dire que le fil directeur de la sociologie de Boltanski est une tentative de réconcilier l'individuel et le collectif en analysant notamment le passage des parties au tout.

Le point de départ de la réflexion de Boltanski porte sur la nature du travail sociologique et les problèmes pratiques et théoriques qu'il soulève : "Nous avons été amenés à mettre au centre de nos recherches les questions que soulève l'acte même de qualifier, non seulement des choses, mais aussi ces êtres particulièrement résistants à la qualification que sont les personnes" (De la justification, p. 11). En tant que sociologue (Boltanski) et économiste (Thévenot), ils avaient quotidiennement "à manipuler ces êtres collectifs de grande taille auxquels il est necessaire de faire appel, pour embrasser, de façon quasi cartographique, ce qu’il est d’usage d’appeler, depuis la première moitié du XIXe sièle, la société. Nous ne pouvions être complétement aveugles à la tension entre les exigences de la qualification qui précède tout classement et les résistances de la matière à classer qui était composée, quel que fût le traitement auquel on la soumettait, d'énoncés recueillis auprès de personnes. Or, dans nombre de cas, ces personnes opposaient à l'entreprise taxinomique des qualifications imprévues et par là inclassables, ou même s'élevaient, lorsque l'occasion leur en était offerte, contre la prétention des experts ou des chercheurs à vouloir les qualifier de façon à les rapporcher d'autres personnes dans la promiscuité d'une même catégorie" (Ibid, p. 12).

Ils ont choisi d'éclairer cette tension entre le genre et le cas en portant l'attention "sur les opérations de codification et plus généralement de mise en forme, réalisées par les statisticiens les sociologues ou encore les juristes" (Ibid, p. 13-14).

 

Le travail socio-historique de construction des collectifs : l'exemple de la catégorie des Cadres

C'est dans cette perspective que Luc Boltanski a réalisé un travail sur l'histoire de la construction d'une catégorie, celle des cadres : " Dans les Cadres, j'avais entrepris de décrire comment une catégorie se constitue selon un processus politique, puis s'institutionnalise dans un discours administratif, s'objective dans des institutions et s'incarne dans des représentations à la fois sociales, politiques et cognitives" (Luc Boltanski, "La cause de la critique", Raisons politiques, 3, 2000, p. 173). "Avant de désigner un groupe allant de soi et, pourrait-on dire, officiel, la catégorie apparaissait encore comme problématique et avait dû être construite à la façon d'une cause, c'est-à-dire avec l'intention affirmée de réparer uen injustice en faisant reconnaître l'existence d'un groupe jusque-là passé sous silence. Mais l'étude de ceux, qui aujourd'hui, s'affirment comme cadres, montrait aussi que les acteurs eux-mêmes, quand ils sont interrogés sur leur identité professionnelle, sont amenés à réactiver cette représentation, et par conséquent, à faire œuvre à leur tour de représentants" (De la justification, p. 14).

L'originalité de la démarche constructiviste de Luc Boltanski est bien soulignée par Philippe Corcuff . Rompant avec les approches essentialistes des groupes sociaux, Boltanski retrace le processus socio-historique par lequel la catégorie « cadre » s'est enracinée comme évidence et a pu être pensée sur le mode du cela-va-de-soi :

« Luc Boltanski dans Les Cadres. La formation d'un groupe social s'inscrit dans les approches constructivistes des groupes sociaux. L'approche proposée s'écarte des problématisations classiques des groupes sociaux (du type : Comment définir le groupe « cadres » ? Qui est cadre? Combien y a-t-il de cadres ?, etc.), qui partent en général de l'évidence de l'existence du groupe comme une chose bien délimitée et délimitable, enracinée dans l'ordre de l'économie et/ou de la technique. Prenant au sérieux les conseils de Wittgenstein, il s'efforce de s'émanciper de ce subtantialisme dans le cas d'un groupe « cadres » qui constitue une spécificité française. Il ne s'agit certes pas de nier l'existence d'un groupe comme « les cadres » qui se donne à voir comme tel dans des discours et des institutions mais de prendre en compte « les difficultés quasi insurmontables auxquelles se heurte le travail de définition et l'établissement de critères objectifs », et donc d'appréhender autrement que sur un mode objectiviste la réalité de ce groupe. Il a alors recours à l'histoire qui va permettre de dé-naturaliser l'existence du groupe « cadres », qui nous paraît si naturelle aujourd'hui, et d'appréhender le processus socio-historique de sa naturalisation : "Pour sortir du cercle où s'enferment les débats sans fin et sans solution sur la "position de classe" des cadres, il faut prendre pour objet, la conjoncture historique dans laquelle les cadres se sont formés en groupe explicite, doté d'un nom, d'organisaitons, de porte-parole de systèmes de représentations et de valeurs (Les cadres, p. 51)". Comment? "En interrogeant le travail de regroupement, d'inclusion et d'exclusion, dont il est le produit, et en analysant le travail social de définiton et de délimitation qui a accompagné la formation du groupe et qui a contribué en l'objectivant, à le faire être sur le mode du cela-va-de-soi" (ibid, p. 52). On n'a donc pas un groupe objectif mais objectivé. Le groupe « cadre » renvoyant aujourd'hui à un ensemble d'individus dissemblables sur tout un ensemble de plans (itinéraires sociaux et scolaires, types de fonctions dans l'entreprise, etc.), l'accent est mis sur la double dimension symbolique (un travail collectif et conflictuel de définition et de délimitation du projet) et politique (d'institutionnalisation du groupe à travers des portes-paroles, syndicaux et politique notamment) du mouvement et de son homogénéisation relative, de la production socio-historique de "la cohésion d'un ensemble flou" dans la période allant des années 1930 aux années 1960". (Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies. Constructions de la réalité sociale, Paris, Nathan, 1995, p. 85 et s/.)

Damien de Blic insiste quant à lui sur le travail politique à l'œuvre dans la construction de la catégorie telle qu'elle est retracée par Boltanski :

"En s’attaquant à une sociologie des cadres, le chercheur est soumis à une tension : comment rendre compte de cette catégorie sans la naturaliser ? Comment échapper à la tentation de l’hypostase tout en prenant la mesure de la prégnance sociale de cette figure : « De quelle science souveraine pourrait-on bien s’autoriser pour contester la réalité d’un principe d’identité auquel les agents sociaux accordent leur croyance ? » s’interroge Boltanski en introduction à son travail. L’enquête s’oriente alors vers une histoire de la catégorie, comme en témoigne le sous-titre de l’ouvrage (La formation d’un groupe social), et doit remonter jusqu’aux années 1930, époque à laquelle émerge chez certains acteurs le souci de promouvoir un mouvement des classes moyennes destiné à rompre tant avec un ordre social binaire propre au capitalisme qu’avec les revendications du monde ouvrier. L’auteur montre ensuite comment, dans l’après-guerre, la catégorie s’inscrit durablement dans le monde social en s’appuyant à la fois sur des dispositifs techniques (représentation statistique, système de caisses de retraite…) et sur la mise en place de schèmes cognitifs. Il résulte de cette exploration historique que le travail de construction de la catégorie « cadres » peut bien être défini comme un travail politique dont on peut suivre le déroulement historique, en lien avec certaines mobilisaitons, et qui repose sur l’action d'acteurs identifiables (syndicats de classes moyennes, tenants de la « modernisation » économique…). C’est d’ores et déjà une sociologie de l’action politique qui se met en place et Les cadres montrent comment cette action repose largement sur une capacité des acteurs à universaliser des propriétés locales". (Damien de Blic, "La sociologie politique et morale de Luc Boltanski", Raisons politiques, 3, 2000, p. 149-150).

 

La pratique de classement et la connaissance ordinaire du monde social : "Finding one's way in Social Space"

Deuxième axe de réflexion : Luc Boltanski et Laurent Thévenot se sont intéréssés à la façon dont les personnes ordinaires procèdent à des classements sociaux à partir d'indices divers ("Finding One's Way in Social Space : A Study based on Games", Social Science Information, 22 (4-5), 1983, p. 631-680). Dans cet article, les auteurs ont cherché à établir le rapport qui existe entre la forme "savante" de classement social et la manière "profane" de catégoriser les personnes.

"Au coeur de cette recherche, il y avait un problème, central aussi dans Les cadres, celui de la relation entre des catégories individuelles et des catégories structurales ou administratives. La question principale qui nous intéressait dans ce papier peut-être résumée de la façon suivante : dans quelle mesure les catégories qu'utilise l'INSEE, et particulièrement les catégories socio-professionnelles, sont-elles de pures catégories administratives ou sont-elles aussi des outils cognitifs en correspondance avec les schèmes que les personnes mettent en œuvre dans la vie quotidienne, dans la relation avec les autres? (…) Avec Finding, on voulait décrire plus précisément la façon dont se fait le passage de l'objectivation dans des formes administratives, voire juridiques, jusqu'aux catégories de perception et d'action des personnes dites "ordinaires" (Boltanski, "La cause de la critique", Raisons politiques, 3, 2000, p. 173). Dans ce travail, les auteurs ont mis en lumière "le caractère problématique de la mise en relation de traits personnels et de catégories de classement" (De la justification, p. 18).

 

La forme "affaire" et le travail de dé-singularisation : "La dénonciation"

Les travaux ultérieurs de Boltanski ont cherché à prolonger cette réflexion sur la tension entre le genre et le cas, le singulier et le collectif, l'individuel et les catégories. Dans "La dénonciation" (Actes de la recherches en sciences sociales, 51, mars 1984, avec Y. Darré et M.-A. Schiltz), Luc Boltanski cherche à déterminer les conditions de recevabilité d'une dénonciation publique. Le terrain est constitué par un gros corpus de lettres adressées au journal Le monde, ces lettres ayant en commun de viser des dénonciations d'injustice, destinées à être publiées par le journal.

"La mise en évidence des contraintes de cohérence dans la généralisation d'une situation, démontrant la nécessité d'effacer les attaches singulières pour se conduire de manière acceptable, s'est appuyée sur une analyse de la façon dont de simples quidams cherchent à faire admettre que leurs déboires personnels sont, en fait, des injustices engageant le collectif dans sa totalité, et qu'une réparation exige une reconnaissance publique du tort qui leur a été fait. L'un des résultats principaux de cette recherche fut de montrer que les appels à la justice jugés inacceptables et même, dans certains cas, délirants, étaient caractérisés par une constuction déficiente du grief. Ce défaut apparaissait particulièrement en l'absence de prise en charge par une institution à même de dé-singulariser le malheur de la victime pour le transformer en cas exemplaire d'une cause collective", (De la Justification, p. 19)

Les principaux résultats de l'analyse et l'originalité de la démarche sont synthétisés par Damien De Blic :

"C’est dans l’article intitulé « La dénonciation » que Luc Boltanski esquisse une première formalisation des contraintes auxquelles les acteurs doivent se soumettre pour leurs opérations de généralisation. « La dénonciation » vise à explorer, là encore, la question de la construction des collectifs, mais en insistant cette fois sur la contribution des « causes » à ce travail social. Rappelons que cette recherche vise d’abord à comprendre les conditions de recevabilité d’une dénonciation publique. Le terrain est constitué par un gros corpus de lettres adressées au journal Le Monde, ces lettres ayant en commun de viser des dénonciations d’injustice, destinées à être publiées par le quotidien. L’analyse du corpus montre d'abord que toute dénonciation fait intervenir quatre types de protagonistes : le dénonciateur de l’injustice, la victime (en faveur de laquelle la dénonciation est accomplie), le persécuteur (auteur de l’injustice dénoncée) et le juge (auprès de qui la dénonciation est opérée). A partir de ce schéma, Boltanski peut lier la réussite ou l’échec de la dénonciation (mesurée par sa capacité à susciter une mobilisaiton ou, plus simplement, à être jugée recevable) à la notion de taille, notion essentielle qui constitue un axe autour duquel va se bâtir toute sa sociologie à venir. En effet, la règle grammaticale qui émerge grâce au travail de codage des lettres est la suivante : pour que la plainte soit jugée valide, il faut que les quatre actants repérés soient de taille équivalente. Si le dénonciateur plaide auprès de l’opinion publique, lui-même et la victime qu’il défend ne doivent pas apparaître comme des individus singuliers défendant leur intérêt particulier, mais comme représentant d’un collectif. La contrainte à laquelle est soumis le dénonciateur est donc celle d’une dé-singularisation de son cas. Dé-sigulariser signifie alors opérer une connexion entre un cas singulier et des ensembles collectifs. «Pour grandir la victime, il faut la rattacher à un collectif, c’est-à-dire, dans ce cas, connecter son affaire à une cause constituée et reconnue ». Boltanski montre alors qu’une sanction intervient, sous la forme d’un jugement d’anormalité, lorsque le travail de dé-singularisation n’est pas réalisé de façon adéquate, notamment lorsque « l’auteur est amené à faire seul, en ne comptant que sur ses propre forces des manœuvres qui doivent être accomplies par des collectifs pour être reconnues comme acceptables ». On voit comment le travail sur la dénonciation se rattache aux enquêtes précédentes, puisque l’opération de dé-singularisation de la victime consiste à l'inclure dans une catégorie, de façon à ce que l’individu défendu puisse être substitué n’importe quel autre membre de la catégorie (immigré, femme, ouvrier…). Or, la possibilité de répartir les individus dans des classes différentes exige un travail collectif, puisque c’est « la référence à un intérêt général et l’établissement de principes d’équivalence [qui permettent] de rassembler dans une même catégorie des individus éloignés dans l’espace géographique et dans l’espace social ». Comme pour le travail de constitution d’une catégorie cadres, il s’agit donc toujours d’opérer le passage entre des propriétés locales et des catégories universelles. « La dénonciation » marque donc une rupture épistémologique : non pas, cette fois, dans la perspective classique d’une coupure avec le sens commun, mais en regard des pratiques routinisées de la sociologie, qui n’intervient qu’une fois que le partage du singulier et du général a été opéré par les acteurs. Avec ce premier modèle, le sociologue opère, de plus, une connexion entre le problème de la construction du collectif, la question de la grandeur et de l’équivalence et celle des exigences de justice. (Damien De Blic, "La sociologie politique et morale de Luc Boltanski", Raisons Politiques, 3, 2000, p. 152-153).

Cette prise au sérieux des prétentions des personnes ordinaires à la justice constitue une rupture avec les manières traditionnelles de poser la question de la justice : "En analysant le travail de généralisation sur la forme des éléments de preuve et sur la cohérence de leur association, nécessaire pour les faire valoir de façon acceptable dans le cours d'un litige, on peut accéder à l'idée de justice par des voies inhabituelles. L'approche ne s'effectue pas par l'intermédiaire d'une règle transcendentale, comme c'est traditionnellement le cas, mais en suivant les contraintes d'ordre pragmatique qui portent sur la pertinence d'un dispositif ou, si l'on veut, sa justesse" (De la justification, p. 19).

 

Le modèle des économies de la grandeur

Les perspectives de recherche développées dans "La dénonciation" vont être prolongées et complétées dans les travaux suivants "d’abord en direction d’une pluralisation des formes de généralité, puis par l’esquisse d’une théorie générale des régimes d’action. De la Justification, ouvrage coécrit avec Laurent Thévenot, se donne comme objet les situations dans lesquelles les personnes exercent la critique et/ou sont à la recherche d’un accord légitime, la notion de légitimité renvoyant ici à la validité potentiellement universelle du principe de justice mis en œuvre, qui va permettre une juste répartition des biens matériels ou immatériels en fonction de la taille des personnes impliquées dans l’accord. « La dénonciation » montrait des acteurs prétendant à une grandeur, l’accés à la grandeur étant rendu possible par un travail de dé-singularisation. De la Justification reprend cette notion de grandeur, en montrant qu’il existe en fait dans le monde social différentes façons d’être grand. Dire que l’axe singulier/général n’est pas unique signifie que les prinipes d’équivalence qui permettent l’ordonnancement des personnes sont multiples. Ces principes d’ordonnancement vont prendre dans le modèle développé dans De la Justification le nom de cités. Ces cités ne sont pas en quantité infinie puisque, pour être légitime, un ordre doit obéir à une série de contraintes, et notamment répondre à une exigence de « commune humanité ». Si une cité permet d’ordonner les personnes autour d’un bien commun, elle doit supposer aussi que les états de grandeur ne sont pas attachés une fois pour toutes aux personnes, la grandeur actuelle d’une personne devant être mesurée par une épreuve .

L’originalité de la démarche repose sur l’usage, pour la modélisation des différentes cités, d’ouvrages classiques de la philosophie politique dont les auteurs (Rousseau, Smith, Saint-Simon, Bossuet, Saint Augustin, Hobbes) ont chacun énoncé, à un moment donné et de façon systématique, un principe pouvant servir de fondation à un ordre juste, et peuvent être considérés à ce titre comme des grammairiens du lien politique (le terme de « grammaire » renvoyant ici à l’ensemble des règles à suivre pour que cet accord soit durable). Luc Boltanski et Laurent Thévenot attribuent ainsi à Saint-Simon le premier exposé systématique des conditions de viabilité d’un ordre social juste, fondé sur des formes d’organisaton inspirées d’un modèle industriel. Avec ces œuvres, les chercheurs disposent d’un répertoire assez complet des « formes de bien commun auxquelles il est couramment fait référence aujourd’hui dans notre société ». Mais, si ces cités modélisent des principes d’équivalence, elles ne suffisent pas à rendre compte de la façon dont les acteurs s’accordent effectivement. Dans la mesure où les disputes prennent place dans des situations concrètes, elles vont donner lieu, comme on l’a signalé, à des épreuves de réalité, où la prétention des personnes doit pouvoir être rapportée à des mondes d’objets, des dispositifs et des sytèmes de preuves. La mission impartie au sociologue dans ce modèle consiste donc à repérer les contraintes argumentatives qui pèsent sur les personnes engagées dans des disputes et à clarifier la façon dont les arguments peuvent être rapportés à des principes de justice, en d'autres termes à « remonter la chaîne des argumentaires jusqu’à des énoncés de généralité élevée ». En prenant au sérieux la capacité des acteurs à produire des arguments généraux et légitimes, et en essayant de rendre compte des contraintes que les personnes doivent prendre en compte, dans une situation donnée, pour rendre leur critique ou leur justification acceptables par d’aurtes, cette sociologie vise donc bien à porter la « cause de la critique ». Il faut préciser, par ailleurs, que le modèle construit dans De la Justification ne vise pas à rendre compte de toutes les situations qu’on peut rencontrer dans le monde social, mais seulement de celles où les acteurs cherchent à produire ensemble des accords légitimes.

Comme on vient de le voir, les personnes engagées dans ce type de situations sont soumises à un certain nombre de contraintes, et doivent être d’accord pour régler la dispute en mettant en œuvre des principes d’équivalence. Or, le sociologue peut observer d’autres situations dans lesquelles les acteurs suspendent ce recours à l’équivalebnce. L’ouvrage de Boltabnski intitulé L’amour et la justice comme compétence propose ainsi un modèle des régimes d’action qui vont caractériser des états différents du rapport entre les personnes, d’une part, entre les personnes et les choses,d‘aurte appat. Le modèle des régimes d’action serait incomplet s’il ne tenait pas compte des situations où les disputes ne vont pas être réglées par la mise en œuvre de principes d’équivalence. Chez Boltanski, la justice ne peut pas être réduite à un simple rapport de force : quand les forces ne sont pas contraintes par des épreuves légitimes, leur "déchaînement » empêche de distinguer entre les personnes et les choses, et il n’est pas possible de parler d’accord, ni de légitimité. Ce pur rapport de force caractérise bien par contre un régime de violence . C’est en prenant en compte ces différents régimes d’action, et la possibilité qu’ont les personnes de basculer de l’un à l’autre, que Luc Boltanski entend se donner les moyens d’une description réaliste du monde social ; une contribution du modèle à la sociologie est ainsi conntenue dans l’idée de ne pas tout accorder à la force, mais de prendre au sérieux les compétences critiques des personnes et leur capacité à s’accorder aussi selon des principes de justice" (Damien De Blic, "La sociologie politique et morale de Luc Boltanski", Raisons politiques, 3, 2000, P. 153-156).

Le modèle est présenté dans les détails dans le texte de Philippe Juhem (Cf. rubrique « textes en ligne »)

 

Une sociologie politique


C'est Damien de Blic qui a le mieux résumé la nature éminement politique de la sociologie de Boltanski :

« On s’était proposé en introduction à ce texte de montrer comment le travail de Luc Boltanski renouvelait la question de l’analyse sociologique du politique. Au terme de cette rapide présentation et avec l’aide de l’entretien qui suit, comment comprendre ce terme de politique chez Boltanski ? On comprend bien comment la sociologie de Boltanski peut s’affirmer comme une sociologie morale, dans la mesure où la prétention à la justice des acteurs n’est pas réduite à un jeu d’intérêts et où la morale n'est pas assimilable au simple effet de contraintes structurales. Or, ce terme de morale n’est jamais dissocié, dans la réflexion de Boltanski, de celui de politique. On a essayé de montrer que ce dernier concept ne renvoyait, ici, ni au pur et simple exercice du pouvoir, ni à une sphère autonome de l’action politique, conçue comme dissociée du social. L’originalité de l’approche de Boltanski consiste en fait à définir le politique comme l’opération qui permet le passage des parties au tout. Cette compréhension du politique suppose donc l’acception d’un modèle ontologique à deux niveaux, qui oppose le plan des cas individuels à celui des catégories universelles. Les acteurs que décrit Boltanski sont ainsi dotés d’une compétence métaphysique, en ce sens qu’ils ont tous potentiellement accès au plan des catégories. L’« affaire » constitue bien ainsi la forme politique par excellence, dans la mesure où elle représente un moment central pour la construciton des catégories, à travers la constitution des causes, et parce qu’elle est l’occasion d’une mise en œuvre des formes de généralité déjà établies. C’est un travail politique du même type qui est décrit depuis Les Cadres jusqu’au Nouvel esprit du capitalisme, que les acteurs luttent pour imposer une nouvelle taxinomie sociale ou qu’ils essaient d’imposer une nouvelle cité qui puisse servir de point d’appui pour le jugement et l’action. Classification, catégorisation, dé-singularisation, généralisation : en s’attachant à ces opérations, c’est bien une sociologie de bout en bout politique que construit Luc Boltanski. (Damien de Blic, "La sociologie politique et morale de Luc boltanski", op. cit, p. 157-158)

A. ROUSSEAU et P. WRIGHT.

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