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l'individuel et le collectif
Un sociologue
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La sociologie politique & morale de Luc Boltanski : l'originalité
d'un no
uveau paradigme sociologique

 

L'originalité méthodologique : une critique du scientisme


Le recours à la philosophie

Luc Boltanski et Laurent Thévenot, pour dégager les principes d'ordonnancement simultanément disponibles au sein d'une société pour appuyer la critique, soutenir la dispute et parvenir à l'accord se sont appuyés sur des œuvres de philosophes (Rousseau, Smith, Saint-Simon, Bossuet, Saint Augustin, Hobbes) considérés comme des grammairiens du lien politique. Ces philosophes ont élaboré des modèles d'institution du social, des grammaires politiques, c'est-à-dire qu'ils ont défini les règles à suivre pour asseoir la pérenité d'une cité. Ce faisant, les auteurs se situent en rupture avec la tradition sociologique qui s'est construite dans une grande mesure dans un travail d'opposition à l'égard de la philosophie. Les auteurs évoquent ce défi : "La mise au jour de métaphysiques politiques sous-jacentes est rendue plus difficile en raison de la rupture avec la philosophie par laquelle l'économie et la sociologie se sont toutes deux constituées en tant en disciplines scientifiques", (De la justification, p. 44).

Critique du monopole critique du sociologue

L'autre point méthodologique développé par Boltanski et Thévenot part d'une insatisfaction devant les perspectives développées par ce qu'ils appelent "la sociologie critique" à laquelle ils entendent substituer une "sociologie de la critique" : Le sociologue de la critique "rompt (…) avec les constructions qui, visant à rapporter toutes les relations sociales à des rapports de force en dernière analyse - comme ce fut souvent le cas des travaux d'inspiration marxiste ou comme dans les différentes formes de sociologie dérivées de l'utiliratisme -, aux stratégies mises en œuvre par les acteurs pour optimiser leurs intérêts, ne pouvaient pas être attentives à l'exigence de justice exprimée par les personnes, traitées comme autant de masques idéologiques quand elles n'étaient pas simplement ignorées" (Luc Boltanski, "Sociologie critique et sociologie de la critique", Politix, 10-11, 1990, p. 124). En règle générale, pour la sociologie critique, " les personnes humaines étaient dépouillées de leurs capacités au profit du chercheur, du savant, qui s'appropriait tous les pouvoirs interprétatifs tout en se défendant, bien sûr, de le faire à titre personnel : telle une Pythie en transe, il laissait seulement la Science impersonnelle le posséder et parler par sa bouche", (Luc Boltanski, "la cause de la critique", Raisons politiques, 3, 2000, p. 169-170).

Rompant avec toute une tradition sociologique qui, depuis Durkheim jusqu'à Bourdieu et via l'idée de "rupture épistémologique", visait à établir une dichotomie entre la connaissance scientifique des sociologues et la sociologie spontanée des acteurs sociaux, Boltanski met en doute l'extériorité du sociologue :

"J'avais été formé dans une sociologie qui mettait fortement l'accent sur l'extériorité de la science et qui, en prenant appui à la fois sur le concept durkheimien de "pré-notion" et sur la critique marxiste des idéologies, sans parler d'une conception de "l'inconscient culturel" plus ou moins dérivée de la psychanalyse, se donnait un "objet" conçu soit comme un "indigène" ayant intériorisé une culture spécifique, mais incapable d'en sortir, un "cultural addicted", soit comme un être "socialement aliéné" répétant les discours qui lui avaient été inculqués à la façon de "slogans" et incapable de réaliser qu'il était lui-même son propre ennemi et qu'il participait de sa domination. Or aussi bien sur le terrain des Cadres que, davantage encore sur celui de Finding, je rencontrais au contraire des personnes qui ne cessaient d'être réflexives, voire critiques. Dans finding, on faisait faire des opérations de classement à des personnes réunies en petits groupes, puis on les faisait discuter à propos de la validité de classements. A quoi ressemblaient ces discussions? A de la sociologie. Ces personnes "ordinaires" produisaient des équivalents de théories sociologiques ou faisaient même des références explicites à des oeuvres de sociologues. Ce constat me rendait très sensible aux phénomènes de réflexivité et m'incitait au doute quant à la croyance en l'extériorité du sociologue arrimé à la Science, seul capable de dévoiler la vérité de processus sociaux demeurés cachés pour les personnes ordinaires enfermées dans l'illusion des idéologies ou obnubilées par leur intérêt particulier".

 

Dans la pratique de ses recherches, Boltanski voit "s'estomper la séparation entre les explications du sociologue et les histoires que les acteurs constituent pour donner sens à ce qui leur advient, ce qui me conduisait à me poser des questions, au fond assez naïves, sur la relation entre les interprétations prétendant à une validité scientifique et les interprétations en œuvre dans la vie quotidienne. La sociologie quittait son piédestal extérieur pour reprendre pied dans la vie de tous les jours : celle où les personnes luttent, interpètent, se justifient et agissent aussi en fonction du sens qu'elles confèrent à leurs actions" (Luc Boltanski, "La cause de la critique", op. cit, p. 173-174).

Damien De Blic met en lumière ce qui constitue la nouveauté de cette démarche :

"Luc Boltanski trouve dans les argumentations déployées dans les disputes des similitudes troublantes avec les démonstrations sociologiques, surtout lorsque ces dernières visent une portée critique. D’abord parce que la reprise, l’utilisation généralisée d’arguments sociologiques par les personnes engagées dans des disputes est une constante des affaires contemporaines. D’autre part, parce que le « rapport » produit par le sociologue, qui revendique pourtant une rupture dans l’illusion du sens commun, n’est pas si différent d’autres rapports, ceux produits par les acteurs engagés dans les disputes ordinaires : prétention à la validité des arguments, appui sur un système de preuves, sélection de faits pertinents, opérations de dévoilement… Ce constat établi, il devient impossible de maintenir « une distance radicale entre l’activité dénonciatrice des personnes et l’activité scientifique des sociologues » et d’éluder une réflexion sur la position implicite que suppose l’exercice d’une sociologie critique. Si une sociologie peut revendiquer une visée critique (entendue ici comme la possibilité d’un jugement à partir d’une position d’extériorité), c’est qu’elle a à voir avec la question de la justice : si on se donne pour fin de dévoiler des formes de domination impliquant des inégalités dans la répartition des biens matériels et immatériels, c’est qu’on dispose d’un modèle alternatif de distribution de ces biens. Mais cette sociologie ne dévoile jamais ses propres appuis normatifs et ne définit que par défaut sa conception de la justice. En durcissant l’opposition weberienne entre jugement de fait et jugement de valeur, en opposant la réalité dévoilée par la science aux justifications et aux motifs explicites des acteurs, envisagés comme des rationalisations a posteriori, la sociologie critique néglige les opérations critiques effectuées par les acteurs eux-mêmes. Cette forme de cécité est particulièrement regrettable, car elle empêche de comprendre bien des aspects d’une société critique, « dans laquelle les opérations de critique et les opérations de justification, rendues nécessaires pour répondre à la critique ou pour la prévenir, interviennent constamment » (Damien de Blic, "La sociologie politique et morale de Luc Boltanski", op. cit, p. 151-152)

 

L'originalité théorique : le dépassement des concepts d'habitus et de champs à travers une sociologie des régimes d'action


Le cadre d'analyse développé dans les Economies de la Grandeur a suscité de nombreuses querelles théoriques notamment sur le fait que le modèle ne fait pas référence à l'histoire (les cites ne sont pas historicisées) et passe sous silence les rapports de force. Boltanski a plusieurs fois répondu à ces reproches:

"Le caractère a-historique de De la justification fait problème et nous a été souvent reproché, par exemple, de façon particulièrement perspicace, par Bernard Lepetit dans son livre Les formes de l'expérience. L'argument de Lepetit peut-être résumé de la façon suivante : il existe, dans De la Justification, deux temporalités, l'une très longue, qui est celle, pour dire vite, des sociétés occidentales et de la formation de ces appuis normatifs qu'on appelle cités, et l'autre très courte, qui est celle de chaque litige ou de chaque situation. Mais est du même coup absente de l'ouvrage, une temporalité de moyenne portée qui est précisément celle de la connaissance historique. De l'histoire en tant que discipline historique. C'est tout à fait juste. Nous avons traité les cités comme des modèles d'ordre, mais nous ne sommes pas intéréssés à la question de savoir, par exemple, pourquoi la cité du renom se forme en même temps que se développe l'absolutisme (…) Les critiques les plus pertinentes faîtes à De la Justification portaient pour l'esssentiel sur deux points. D'une part, l'oubli de l'histoire, dont j'ai déjà parlé. D'autre part, l'oubli des rapports de force qui ne jouent pas un grand rôle dans le cadre d'analyse des économies de la grandeur. Non bien sûr qu'on les tenait pour inexistants. Mais ce n'était pas l'objet du livre. Mais j'admets que le livre est un peu ambigu sur ce point et que le malentendu était possible" (Luc Boltanski, "La cause de la critique", op. cit., p. 139 et 144)

 

En dépit de ces limites, force est de constater que le modèle des Economies de la Grandeur de Boltanski, prolongée par les investigations de ses épigones, apporte des perspectives neuves sur des sujets classiques de la sociologie comme la question des "identités sociales" ou encore la question des rapports entre l'action et la réflexion. A ce sujet, la sociologie de Boltanski attaque frontalement celle de Pierre Bourdieu puisqu'elle développe des outils théoriques qui remettent en question les notions "d'habitus" et de "champs" :

"Nous posant le problème de l'accord sur une forme de grandeurs entre des gens différents mais plongés dans une même situation (un bureau, un atelier, un service administratif, un magasin, etc.), il était important de ne pas attacher les formes de grandeur aux personnes (mêmes si certaines personnes peuvent êtres plus à l'aise avec une forme de grandeur plutôt qu'une autre) en sorte qu'on ne pouvait pas partir des approches en termes de personnalité ou même d'habitus. Cela nous a amené d'une part à travailler la notion de "situation", un peu négligée, en sociologie, après Goffman, et, d'autre part, à nous intérésser aux théories de la justice et, plus généralement, à la philosophie politique qui a pour objet même la question de la dispute et de l'accord, de la guerre et de la paix." (Luc Boltanski, "La cause de la critique, op.cit, p. 184).

La sociologie des régimes d'action vise à partir des aspérités du réel et à prendre en compte la complexité de la vie sociale en opposition à ce que Philippe Corcuff appelle les sociologies bulddozers "qui ont chacune un vocabulaire propre de description-interprétation-explication qui vaut pour toute situation. Par exemple pour la sociologie des organisations de Michel Crozier et Erhard Friedberg les concepts "d'intérêt", "stratégie" et "pouvoir" ont une portée explicative en toute situation. Pour la sociologie de Pierre Bourdieu, les concepts de champs, capital et habitus tendent à être valables et explicatifs dans la plupart des situations. Si on veut mettre l'accent sur les limites de ces éclairages classiques sur l'action, on peut parler de sociologies bulldozers, c'est-à-dire qu'une fois qu'elles sont passées, le terrain a été aplani, ses aspérités ont disparu. Tout a été rabatu sur le même plan, souvent en rabattant l'ensemble de situations sur un type de situations. La sociologie des régimes d'action vise, à l'inverse, à retouver les aspérités du terrain. En dehors d'un cadre descriptif-interprétatif minimal (avec les notions communes comme "régime d'action", "acteur" et "situation" justement), elle cherche à formaliser des concepts différents en fonction des types de situations. Dans cette sociologie, les acteurs ont des identités plurielles, et il n'est pas absurde qu'ils fassent appel à un sentiment de justice dans une situation, qu'ils soient amoureux dans une autre, qu'ils soient violents dans une troisème et stratégique dans une quatrième? Mais est-ce si bizarre que cela par rapport à notre expérience ordinaire du monde social?". (Philippe Corcuff, "Justification, stratégie et compassion. Apports de la sociologie des régimes d'action", Correspondances. Bulletin d'information scientifique de l'institut de recherche sur le Maghreb contemporain, Tunis, juin 1998).

La sociologie des régimes d'action critique la vision unifiée de l'individu qui transparaît à travers le concept d'habitus bourdieusien :

"Depuis les années 80, des critiques ont été opposées à cette vision unifiée de la personne. Un nouveau courant de recherche s'est constitué en France autour de l'idée que l'acteur social est pluriel. Tout en se situant dans le sillage critique de P. Bourdieu, des auteurs comme Jean-Claude Kaufmann et Bernard Lahire invitent au réexamen de la notion d'habitus (…) L'idée d'acteur pluriel propose donc une conception beaucoup plus complexe et ouverte des dispositions acquises, en donnant plus de place aux logiques d'action et aux interactions. La sociologie des identités professionnelles de Claude Dubar, la sociologie de l'expérience de François Dubet, la sociologie du couple et de la famille de François de Singly, la sociologie des régimes d'action de Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont alimenté, comme les travaux de J. C. Kaufmann et de B. lahire, cette nouvelle perspective, qui conduit à faire éclater la notion trop unificatrice d'habitus". (Philippe Corcuff, "Respect Critique", Sciences humaines, L'oeuvre de P. Bourdieu, 2002, p. 65-66)

A. ROUSSEAU et P. WRIGHT.

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